Si beaucoup de jeunes se découragent
c'est parce qu'ils sont persuadés que la Société a tout
préparé pour qu'ils n'aient que très peu de chance de vivre
ce à quoi-ils aspirent légitimement.
Une des premières expériences
qu'ils font de ce complot de la Société contre eux c'est l'expérience
de l'échec scolaire. Pleins de bonne volonté et de désir
sur l'école ils déchantent très vite et ils font l'amère
expérience de l'échec, du mépris des adultes à leur
égard, de l'impossibilité de communiquer avec eux, du rejet dans
les " mauvaises classes " ou dans des rôles de " mauvais
élèves " qu'ils n'avaient pas choisis en entrant à
l'école. Ainsi ils se découragent.
Ils comprennent vite qu'ils ne vont pas avoir
leur chance, et ils voient que d'autres élèves, eux, ont cette
chance. Mais c'est au prix de la soumission à la parole de l'adulte,
au prix du " travaille et tais-toi! ", au prix de " pose pas
de question ! ", au prix de " obéis sans comprendre ! ",
au prix de " Copie pas, chacun pour soi, tant pis pour les copains ! ".
ce prix-là est exactement ce que les jeunes ne supportent pas car ce
sont des comportements inhumains. Ils voient très vite qu'ils sont repérés
et les adultes leur font vite comprendre qu'ils n'ont que deux possibilités:
adopter ces comportements inhumains ou être exclus ou marginalisés.
Ils voient aussi très vite que la société n'attend rien
de bien de leur attitude solidaire, de leur curiosité, du fait qu'ils
posent des questions essentielles et dérangeantes. L'attente
de la société à leur égard se manifeste par mille
signes d'attentes négatives : ils naissent dans des quartiers entourés
d'éducateurs qui travaillent dans la pré-post délinquance
comme s'ils allaient être eux-mêmes forcément des délinquants.
Ils entendent que les réactions des adultes à leurs questions
sont d'abord négatives, ou sous forme de leçons de morale, et
péremptoires, comme si eux n'avaient pas de morale. L'école confirme
par de multiples détails cette situation : plus elle est située
dans un quartier dit " défavorisé " plus les enfants
sont soumis à des règlements qui vont à rencontre de leurs
aspirations à l'autonomie et à la responsabilité. Les punitions
entraînent l'habitude des punitions, et même ceux qui se plient
et se soumettent ne sont pas sûrs de réussir tellement c'est difficile
de comprendre les véritables règles du jeu des adultes puisque
c'est mal vu de poser des questions.
Les jeunes font alors l'expérience
douloureuse de l'échec à l'endroit où ils étaient
venus pou apprendre et grandir, dans cette école où ils étaient
venus pour se sortir d'affaire en se disant que l'école serait différente
de la Société. Pire: ils font l'expérience que toute résistance
sera matée, sauf si elle passe par des finesses de comportement qu'ils
ne connaissent pas encore. Ils sentent confusément puis clairement qu'ils
sont nombreux à être dans cette situation, qu'il y a donc une injustice
qui s'exerce à l'encontre de ceux qui leur ressemblent. Ce pourrait être
le début d'une prise de conscience source d'une révolte, et ce
l'est parfois. Mais très vite ils comprennent que cette injustice s'exerce
victorieusement contre un grand nombre. Alors ils se découragent et ils
disent : " Je le savais bien, ce n'était même pas la peine
d'essayer, c'est perdu d'avance, les gens comme moi ne peuvent pas s'en sortir
"
Leur destin social devient destin personnel.
Là où c'est la Société qui essaie de plier et de
rendre docile un grand nombre, chacun se met à parler de lui à
partir de sa propre expérience, comme s'il était seul : "
Je n'y arrive pas. ". Ce ne serait pas grave s'il y avait un endroit ou
quelqu'un pour dire : " Arrête de te plaindre ! Tu ne vois pas que
tu n'es pas tout seul ? Tu ne vois pas que tout est fait pour que tu penses
que tu es idiot, alors que c'est la situation qui est idiote et inhumaine ?
"
Mais justement la ruse de la Société
passe par les paroles majoritaires des adultes jusqu'à ce qu'elles soient
reprises par celles des enfants et des adolescents : ils disent en choeur :
" Tout échec a pour cause une déficience individuelle, tu
manques de ceci ou de cela, et comme ça te manque, ce sera impossible
pour toi de réussir ". La plupart du temps beaucoup de jeunes finissent
par intégrer pour eux-mêmes ce discours injuste car cela correspond
à leur expérience. Ils viennent d'être en échec au
moment où ils avaient tenté à nouveau de réussir.
De plus on leur montre qu'ils ne sont pas seuls : tous ceux qui ne réussissent
pas, c'est parce qu'il leur manque à eux aussi quelque chose. Ainsi la
ruse de la. société est très forte, elle intègre
l'idée du grand nombre des victimes de l'échec pour présenter
sous forme de loi scientifique l'idée fausse : " il manque quelque
chose à ceux qui ne réussissent pas, et ce n'est pas la peine
d'insister, ils ne l'auront jamais ".
Or, bien entendu, ce n'est pas une
loi. Les exemples sont nombreux de ceux qui ont réussi contre toute attente,
contre tout pronostic. Et s'il n'y avait qu'un seul exemple, au lieu de dire
que c'est l'exception qui confirme la règle, on ferait mieux de constater
que si cela a été possible une fois pour un être humain
cela veut dire que cela est à nouveau possible puisque c'est ainsi que
se sont généralisées toutes les grandes découvertes
des hommes.
Mais on fait croire au jeune qu'il est seul.
Seul face à la page blanche, seul face au livre, seul face au patron,
parmi une foule d'autres, tous aussi seuls que lui ! Le mensonge est énorme,
mais chacun est ainsi isolé et tenu pour personnellement comptable de
ses réussites et de ses échecs, qui sont censés traduire
ses capacités et aptitudes personnelles.
Ainsi on fait croire au jeune que son histoire
avec les autres n'a aucune importance, que son histoire avec le milieu de ses
parents n'a aucune importance, que son histoire avec la société
n'a aucune importance : il ne lui reste plus qu'à à accepter le
discours dominant des adultes : " il y a ceux qui ont des aptitudes naturelles
et ceux qui n'en ont pas " alors que la seule véritable aptitude
des êtres humains est de pouvoir à eux tous se construire n'importe
quelle aptitude.
Quand on a fait croire au jeune qu'il est
responsable de son échec puis que c'est en lui tout seul qu'il y aurait
la cause, la Société a réussi à ce que le jeune
intériorise l'échec social en échec personnel, et pire,
que le jeune se sente coupable, comme cela il ne peut pas se révolter
contre cette injustice sociale.
Or la société a besoin
d'échecs. Il faut des gens mal formés pour occuper des emplois
mal payés, il faut des gens défaitistes pour que la société
reste stable et ne soit pas sous une révolution permanente, il faut des
gens très nombreux qui soient trompés pour que quelques- uns,
sans morale, s'enrichissent sur le dos du plus grand nombre.
Si l'individu se pense comme inapte, il raisonne en histoire naturelle de l'individu
sans voir son histoire sociale, son histoire collective, inscrite dans celle
de tous les jeunes de la Société.
Accepter l'exclusion, sagement, gentiment,
raisonnablement, voilà ce que cherche à obtenir Sa Société.
Et pour cela elle est prête à vous écouter, puisqu'elle
vous fait croire que vous êtes seul. Elle vous prête une oreille
" attentive ", celle de l'éducateur, du conseiller, du psychologue,
du travailleur social, du juge pour enfants, du prof sympa
Vous
aurez l'illusion d'être reconnu... Mais reconnu comme quoi ?
Comme un incapable qu'il faut écouter ? Comme un être à
qui il manque quelque
chose mais qu'on assiste par pitié ?
Cela peut soulager sur le moment.
Mais ce qui est mieux, ce qui est indispensable c'est de se reconnaître
d'abord comme un individu opprimé à cause de la place qu'il occupe
dans la société, à cause de ses questions dérangeantes
mais justes, opprimé parce qu'il met en cause l'injustice de l'ordre
établi. Ce qui est mieux c'est d'être reconnu comme un individu
dont la révolte et les questions qu'il pose sont parfaitement légitimes,
et si elles ne sont pas dans les bonnes formes, dans leur fond elles sont justes.
Michel Ducom, secrétaire général du GFEN.
(A partir de réflexions de Bernard Charlot)